Tu tapes ! Tu tapes ! Tu tapes toute la journée. Y’a personne qui va te demander de pondre une idée… Le travail à la chaine c’est de la répétition. De la répétition et encore de la répétition. Je suis juste payé pour planter deux clous et trois visses au bon endroit et au bon moment parce que j’ai deux bras pour pouvoir le faire sinon, le meilleur conseil à donner est de laisser sa tête partir en vacances tout en restant concentré un minimum sur sa tâche. Ce travail n’est pas difficile mais il n’a pas de sens, aucune raison d’être, il rendrait fou un idiot !
La tâche est avilissante, c’est un travail de silence où ne demeure que le bruit des machines. Une fois que j’ai pointé et que mon boulot commence, je sais déjà que je vais répéter les mêmes gestes pendant huit heures et contre ça, il n’y a rien à faire. C’est comme ça et il faut l’accepter ou c’est la porte direction l’usine à drogues dans la rue, une usine qui coûte beaucoup d’argent et qui n’en rapporte pas du tout, autant le dire de cette manière.
Puis, il ne faut pas croire, je ne rentre pas chez moi après le travail comme dans cette espèce de conte féérique à la manière d'un film à l’eau de rose où le mari court embrasser sa femme et ses enfants pendant que le petit dernier met son doigt dans le gâteau au chocolat, que lui a préparer sa maman pour le moment où le père rentre du travail complètement fatigué de sa journée ! La réalité c’est que quand je rentre chez moi, je me fais tout petit. J’essaye simplement de cacher ma honte à mes enfants, de n’être rien, de n’être qu’un moins que rien ou pas grand-chose et malheureusement c’est la vérité.
La vie est parfois cruelle mais bon, je ne suis pas né de la dernière pluie et c’est une chose dont j’ai conscience depuis déjà bien des années. Principalement, celles que j’ai passées à me droguer… Y’a deux semaines d’ici, j’ai été appelé par la directrice de l’école de mon ainée qui est en deuxième primaire. Sa prof se tracassait parce que Marie racontait que son « père » était pilote d’essais à l’armée ! Dans sa tête, j’étais sensé piloter des avions de chasses, c’est la parade qu’elle avait trouvée pour ne pas être dans l’obligation de dire en classe que son géniteur était un « raté » tout juste capable de planter deux clous et trois visses au bon endroit et au bon moment.
Qu’est ce que tu fais dans ces cas-là ? Qu’est ce que tu fais quand tes enfants sont tellement gênés du métier que tu fais, qu’ils en viennent à s’inventer un père plus joli, un père socialement correct ! Comment tu réagis ? Tu sais, je ne suis pas non plus quelqu’un de terrible. Mes propres parents m'ont fait connaître une vrai misère tout au long de ma vie avant de clamser comme des clodos. Chaque jour qui passe, je me demande ce que je fous là, dans cette usine de merde à devoir planter deux clous et trois visses au bon endroit et au bon moment.
Y’a des périodes comme ça où j’ai tellement, tellement envie de pleurer et de cracher sur tout ce qui m’entoure pour faire comprendre qu’en vivant dans cette ville je n’ai jamais eu le choix et qu’avoir un boulot ici, même un boulot complètement avilissant dans cette ville dévastée par les crises économiques et tout le reste c’est la seule solution où alors, c’est la case piqûre dans les veines au bon endroit et au bon moment…
J’ai tellement envie de crier ma rage de n’être qu’une sorte de prolongation d’un bras qui tient un marteau, j’ai tellement envie de faire comprendre à tout le monde la merde dans laquelle je me trouve ; piégé, par mes ex dépendances de consommateurs de crack et les obligations juridiques de revenir chaque jour dans cette usine pour faire ce boulot qui n’a aucun sens, que j’ai juste envie de donner raison à tout le monde. Je suis un « loser » mais j’ai tout de même été à l’école de la rue et j’en connais les risques…
J’arrive au bout de ma page, au bout de mes cent pas ou quelque chose du genre enfin j’arrive à l’endroit où je voulais vous emmener, celui où je vais m’arrêter pour me reposer définitivement. Je voulais juste vous demander un service ; dans ma poche, vous trouverez un mouchoir blanc dans lequel j’ai placé deux clous et trois visses, je vous demande de les restituer à ma grande fille sinon, l’avion de son papa pourrait ne jamais décoller ! J’ai toujours été un gros connard, un sale enculé comme disait mon père avant de me tabasser. Je ne vais pas partir comme un Prince ou clôturer ce texte d’une façon sublime, je n’en ai pas les moyens. J’ai sorti tout l’attirail du petit fumeur et là…je vais desserrer le garrot…que c’est…pu…pu…oh ha !
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